Thérapie épistolaire

"Petite mère, Je t’écris petit et dois économiser le papier car j’ai oublié d’en commander. Je viens de recevoir ta lettre. Celle-ci devrait t’arriver avant lundi. Je ne savais pas si tu viendrais lundi et n’osais te le demander. Je n’ai pas besoin de linge propre et n’en mettrai pas au sale. Etant donné mes nombreuses activités, je ne salis guère... J’espère que tu n’auras pas besoin d’une loupe pour me lire. Je suis, en ce jeudi après-midi, assez déprimé. Dieu merci, il y avait ta lettre, mais j’en attendais aussi d’autres et puis après le travail forcené d’hier, ta lettre où j’avais peur d’oublier des choses et mes ressources pour le juge, enfin cela m’a pris la journée entière, de midi à 20h00 assis sur mon tabouret à écrire… Si bien qu’aujourd’hui je me retrouve sans rien faire. J’ai quand même écrit à Christine et à Lukkie mais cela ne m’a occupé que le matin. C’est donc un peu normal, cette petite dépression. Je voudrais avoir tant de choses à faire. Je ne suis bien que lorsque j’ai un tas de lettres sur ma table auxquelles je dois répondre. J’en reviens au linge. Je te joins l’autorisation pour ma veste (marron, en velours) et mon pull (le grand vieux bleu marine foncé, usé aux coudes, c’est celui que je supporte le mieux). Mais comme tu n’as rien d’autres (pas de linge à m’amener) et comme cette veste et ce pull ce n’est pas pressé, pour t’éviter de t’encombrer, tu peux venir les mains vides, ce serait peut-être moins désagréable. Mais la semaine prochaine, tu risques d’être chargée davantage. Enfin, tu fais au mieux. J’espère que tu vas t’y retrouver dans tout ce que je t’ai demandé hier et que cela ne te donnera pas trop de mal. Mon Dieu que c’est triste et ces voix, ces gens qui passent devant ma porte et le temps qui ne passe pas. Il faut que je me secoue aujourd’hui pour oublier ce cafard.  Je vais me forcer à travailler un peu sur mon cahier jaune maintenant, le bleu est plein. Comme je n’ai guère de courage et d’inspiration, je vais continuer à recopier sur le jaune ce qui est sur le bleu ; en corrigeant et éliminant tout ce qui ne me plaît pas. Il ne reste pas grand-chose après ce nettoyage. Je n’ai qu’un moment de paix relative, c’est le matin vers 5h00, quand j’attends le café. Je ne sais pas si c’est l’effet du réveil et des premières cigarettes mais à ce moment là (sauf le dimanche qui est affreux) je me dis : « que va-t-il se passer aujourd’hui ? qui sait ? une lettre inattendue, la visite de l’avocat, etc. » et le matin, ainsi, dans le noir, je me prends à de fols espoirs puis c’est le café ensuite la routine reprend le dessus et peu à peu avec le jour s’envolent mes rêves. Malgré tout ce que je t’ai demandé déjà, peux-tu appeler G. dont je n’ai pas de nouvelles encore une fois. Il m’inquiète. J’ai peur qu’il ne soit pas bien (lou 85 85) et lui dire aussi que, pour ce que je lui ai demandé, c’est mon avocat qui m’a dit de le faire aussi vite. Dis-lui combien cela est dur pour moi et je peux te le dire puisque tu es au courant de l’affaire, j’ai le sentiment d’une cruelle injustice. Dis-lui ; mieux, lis-lui ce passage. Dis-lui aussi que, étant donné que tu connais l’affaire entière, cela est en effet injuste de me laisser dans une telle incertitude. Je me rends compte maintenant que j’ai traversé (ce n’est pas fini) une crise et que j’étais bien malade pour faire de telles bêtises. Comme si me droguer pouvait arranger les choses ! Au contraire… cela m’enfonçait dans mes problèmes. Passons… Dès que je serai libre, nous ferons ensemble un beau voyage. Ce ne sera peut-être pas nécessaire d’aller hors de France. Ne serait-ce qu’en France, combien de choses je pourrai te faire découvrir ! Toute la côte normande (et en hiver, dans une voiture confortable), la Bretagne, l’Auvergne et, enfin, j’espère sous la pluie, c’est tellement plus beau, la Côte d’Azur. Oui, tu m’y as emmené pour la première fois, c’est mon tour. Je ne rêve pas, c’est un projet qui me tient à cœur. Je te vois installée dans la voiture, regardant le paysage défiler et tout s’oubliera, le temps, le temps perdu, les affreuses années où tu as dû souffrir. Tu seras heureuse enfin. Je suis fort si je le veux, très fort et il ne faudra plus me marcher sur les pieds. L’argent ne sera plus un problème. Nous monterons sûrement une affaire avec Christine. Elle s’y entend très bien ; quant à moi, je sais ce que je peux lui apporter. Je ne renoncerai pas au cinéma (peut-être un livre), mais je veux d’abord m’assurer une certaine sécurité. J’ouvre les yeux ; l’herbe tendre de la jeunesse est une douce musique mais vient un temps où ce n’est plus la célébrer que de vivre en funambule, noctambule. Noctambule, je le serai toujours de caractère (j’ai du sang de nuit) mais quand, abruti par les nuits, on n’entend même plus les bouchons de Champagne… ! Certes, j’en ferai encore sauter de ces bouchons mais ce sera les yeux grands ouverts et si j’attends l’aube ce ne sera plus pour son hébétude mais pour son soleil. Je te ferai passer une nuit blanche. Mais tu n’auras plus de gardes à faire. Réussirai-je enfin un jour à être un fils ? Oui, pourquoi te le cacher, je pense souvent à mon père. Non que je regrette une vie qui avec lui aurait peut-être été effroyable mais j’aurais aimé, fut-ce de loin, le connaître, le voir. Il aimait sûrement être élégant et se tenait bien devant un bar. Je le vois certainement un peu superficiel mais voulant un peu tout manger par tous les bouts. Enfin, de tout cela, que savons-nous ? Qui est caché vraiment au fond du cœur de chacun ? N’avait-il pas dans cette frénésie de vivre (car je ne le vois pas vivant autrement qu’avec frénésie) quelque chose à rattraper, une vengeance à prendre ? Sur qui, sur quoi ? Qui connaît les secrets du cœur de l’enfance qui peut déterminer une vie ? Enfin de tout cela, je sais peu de choses mais il me semble, à travers moi, le connaître un peu. Ce n’est peut-être pas le meilleur de moi mais le sublime et l’horrible ne sont-ils pas souvent voisins ? J’ai mêlé les 2, l’un poussant l’autre et tu sais que certaines choses, je ne les fais pas à moitié. Quand on tombe de très haut, on se fait plus mal et Dieu sait si j’étais haut ! Encore une fois je voulais te dire 2 mots (nous ne nous sommes jamais autant parlé que depuis 2 mois !) et économiser le papier mais près de toi, je ne m’arrêterai jamais. Oh surprise, je croyais qu’il n’était que 14h00 et la porte s’ouvre, mon médicament, il est 17h00. Je t’ai déjà dit que c’était de 2h à 5h le plus dur à passer, eh bien pour une fois le temps m’a fait une surprise mais tu dois bien y être pour quelque chose. Pardonne-moi pour cette petite écriture, tu dois avoir du mal à me lire. Je ne puis faire autrement. Il faudrait aussi que tu appelles Marc (POR 14 65) pour lui dire que je m’excuse de lui avoir envoyé la lettre où je lui demande un service. Mais mon avocat a insisté sur l’urgence de la chose. Dis-lui aussi que tu sais tout de l’affaire, que c’est une circonstance malheureuse qui l’a déclenchée et qu’il s’agit bien d’une injustice, que par conséquent ce que je lui demande ainsi qu’à Frédéric ne tire pas à conséquence. Il n’y a aucun risque à m’écrire, au contraire (même chose que pour G., lis-lui ce passage ; j’espère qu’il comprendra). Je n’arrive pas à te quitter et le parloir est si court ! Nous ne vivons plus qu’à l’électricité (les cellules sont trop sombres), cela donne une irréalité qui fait qu’on ne sait plus, si on ferme un œil, si c’est le matin, l’après-midi ou la nuit. Je ne voulais pas être triste dans ma lettre. J’ai des moments d’espoirs fous, cela compense. Ne t’inquiète surtout pas pour moi, c’est ce qui me ferait le plus de mal, je crois prendre la chose comme il le faut, solidement ; si je me laisse aller de temps en temps, j’ai, je crois, quelques excuses. Je reprends ta lettre. Cette journée de garde a dû être bien dure. Était-ce bien payé au moins ? Je ne sais où nous en sommes de ce que tu m’envoies, mais n’envoie plus rien avant que je te le dise. Je crois (pas sûr) mais je crois que mon chèque est arrivé. Si on me prenait tout (amendes), je t’enverrai un télégramme et tu ne m’enverrais que de très petites sommes juste pour les cigarettes et les timbres dont je ne puis me passer. Nous verrons cela lundi. Bien pour le téléphone. Tu as dû être bien inquiète. Mon rhume est pratiquement fini (tu sais comme ils sont éclairs maintenant !). Tu vois, je prends ta lettre dans l’ordre. J’espère bien que tu profiteras ainsi d’un pied-à-terre à St Tropez. Quant à Pascale, tu n’es pas terre-à-terre, tu as dû apprendre à te battre, c’est normal. Toi, tu sais briser net les choses. Elles se cicatrisent mieux, certes. Mais moi, je ne romps jamais rien. Je n’aime pas qu’elle et ma vie est ainsi tissée d’amours parallèles. Nous n’avons jamais vraiment rompu. Et je sais qu’elle a encore un peu quelque chose pour moi et, pardonne ma faiblesse, mais j’aime les souvenirs et je n’y vois qu’elle. Non je ne veux rien changer à sa vie mais je voudrais la revoir au moins quelques fois pour faire le point et pourquoi pas par la suite, nous voir quelques fois ? Je te le répète, je n’ai jamais rompu avec personne, je suis comme ça. J’aime que de chaque amour, il reste quelque chose, ne serait-ce que l’amitié et de temps en temps un regard complice. J’aime les amours secrètes et impossibles ; si Pascale m’avait compris à l’époque nous aurions nos vies, mais ensemble. Je ne veux pas m’étendre sur tout ça. Ce serait trop long. C’est quand même presque 10 ans de vie maintenant. Ce ne sont pas quelques notes. J’ai peine pour toi quand tu vas me lire. J’espère qu’à travers ces lignes passent toute la tendresse et la confiance que j’ai pour toi. Toujours été ton Jean-Pierre. Encore 5 heures à attendre avant de dormir. Je vais prendre mon cahier, malgré mon durillon au majeur (j’ai fait un petit calcul, je crois avoir écrit 60 lettres soit environ 700 pages). « Il n’est pas interdit de rêver, mais la vie… » m’écris-tu. Mais c’est dur de faire la part des choses quand on a connu le rêve absolu (c’est-à-dire la mort). Oui, j’ai aperçu la mort. Sans doute ne la souhaitais-je pas mais inconsciemment je désirais savoir quelle gueule elle avait. Je le sais maintenant. Je passerai donc à d’autres exercices. « Gerfaut» c’était pour toi et te montrer dans quel sens Camille l’entendait. Pour l’huissier, c’est fait. Tu sais, avec moi, en ce moment, le courrier ne traîne pas. Je me réserve seulement un moment d’inspiration pour répondre à la Comtesse (que ça m’amuse !). Une dernière chose : j’ai perdu l’adresse d’Erik B. Son téléphone est TUR 33 85. Ainsi je l’aurais lundi. Je te remercie. Je viens de me lever, il doit être 6h00. Je fais ma toilette à l’eau froide, fenêtres ouvertes (je n’y suis pas obligé mais ça me fait du bien)." « Les timbres-poste et les billets de banque sont rigoureusement refusés ». Visa n°5
Jean-Pierre 164446-4-78
42, rue de la Santé Paris
« Carissima Valérie, Je crains que ce jour ne soit celui de votre départ pour l’Afrique et je me désole à l’idée que vous ne receviez cette lettre qu’à votre retour. Je voulais vous souhaiter bon voyage. Hélas, le temps m’a pris de court. Il a fallu que j’organise notre vie ici, que D. s’habitue au changement de décor, qu’elle trouve ses marques et que j’en fasse autant. Je suis assailli de souvenirs à me retrouver dans cet appartement, notre appartement. Ce ne sont que de bons souvenirs mais ils sont ternis par la mémoire fuyante de D. J’ose vous dire quelque chose : en rentrant dans notre chambre où nous avons été un couple heureux, j’ai demandé à D. si elle se souvenait de nos siestes d’été, volets presque fermés, le silence uniquement troublé par nos mots d’amour et le crissement des hirondelles accompagnant leur ronde dans le ciel bleu. Elle ne se souvient de rien... De rien. Comme si tout cela n’avait jamais existé ! Bien sûr que cela a existé ! Je souhaite ne jamais l’oublier, je souhaite même que ce soit ma dernière vision avant d’entrer dans le néant. (…) Dans quelques jours, nous allons vers le futur, l’an nouveau ; on peut tout imaginer, rêver de tous les bonheurs, surtout les plus impossibles, les plus fous… bien qu’il faille se souvenir de l’éléphant. Vous connaissez l’histoire de l’éléphant ? Vous l’ai-je déjà racontée ? C’est possible... Si oui, sautez ce paragraphe. Rien n’est plus méprisable que d’ennuyer. C’est une légende indienne, plutôt une parabole. C’est une abeille mellifère qui butine de fleur en fleur, consciencieuse. Le soir commence à obscurcir son travail, pourtant, elle ne cesse de le faire. Elle pénètre dans une fleur de lotus, voulant butiner une dernière fois avant de s’envoler vers la ruche ; mais au moment de prendre son envol, la fleur de lotus, comme chaque soir, se referme. L’abeille se console vite, pensant que dès l’aube, la fleur s’ouvrira et qu’elle pourra porter à la ruche tout le pollen amassé... sauf que sur le chemin, s’avance un éléphant. Il aperçoit la fleur de lotus encore fermée ; elle le tente, attise son appétit, alors il ne résiste pas et d’une trompe habile, il saisit la fleur et l’avale goulument. La morale de l’histoire est qu’il faut se souvenir qu’il y a toujours un éléphant sur le chemin. La façon sanskrite de dire : carpe diem. (…). »
D.G.
Rome Novembre/Décembre 2019
« Bien chère Valérie, je ne sais pas si tu peux imaginer le plaisir que j’ai eu à lire ta lettre (…). J’essaie de ne pas me laisser aller, j’y arrive, je m’accroche à tout ce qui se présente : activités, spectacles, lectures. Je me suis même inscrit à des cours d’initiation à l’informatique et j’apprends des choses mais pas tellement avec l’instructeur, je prends le temps de chercher et ainsi le temps passe vite. Bientôt, je vais avoir un ordinateur dans ma cellule mais ça aussi c’est très restreint comme possibilité : pas de portable (ce serait pourtant bien compte tenu de l’exigüité de la cellule et de la table – 60 x 80). J’attends de voir quels sont les logiciels que j’aurais le droit d’utiliser. D’un autre côté, il est urgent d’attendre car j’ai fait ma demande de transfert à C…et en attendant qu’une place s’y libère, on va me faire transiter par Nantes. Ce sont des centres de détention où le règlement est beaucoup plus souple que dans les maisons d’arrêt. On a le droit de téléphoner et les activités sont beaucoup plus variées mais ça ne va pas très vite et je crains que ça ne prenne plus d’un an ! J’ai pu voir G. 2 fois ¾ d’heure (…). Je suis content pour elle que tu ailles la voir, elle t’aime beaucoup aussi. Elle a reporté sur toi, comme moi, toute l’amitié que nous avions pour ta maman (...) »
Au Loin
Fresnes 11.02.2007

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